Adieux à Nicolas Joel
Nicolas est mort à 67 ans. Plus de dix ans il a résisté à une terrible hémiplégie. D’autres auraient stoppé, se seraient couchés devant le destin. Pas lui. Depuis vingt ans il était le patron du Capitole de Toulouse, et en avait fait un lieu privilégié, admiré et envié par les visiteurs et la critique du monde entier. On le réclamait pour Paris, scène à secousses syndicales et à incertitudes artistiques. Paris courait à Toulouse voir sa Frau ohne Schatten de Strauss aussi bien que son Hippolyte et Aricie de Rameau. Paris réclamait Joel. Paris l’a nommé pour diriger son Opéra. C’est pour assumer ce fardeau et cette mission qu’il ne s’est pas couché devant l’épreuve. Il a rassemblé non pas son courage, jamais atteint, mais ses forces. Et Paris, ou son parisianisme infect a, très consciemment et charmé de le faire, tiré sur une ambulance. Ce n’est pas joli. Un accident de plus a foudroyé Nicolas. Et Paris, qui a eu le temps d’apprendre entre temps qui est sérieux et crédible comme directeur d’opéra, le pleure à chaude larmes : il a été le patron qui a tenu son budget, le seul ; et le seul avec qui la situation syndicale ait été au beau fixe. Pas de dépassement budgétaire, pas de grève. Et même, chose inouïe, de l’argent de réserve laissé dans les caisses, pour son successeur. Lequel successeur, déjà désigné, a monté un schéma pour l’éjecter avant l’expiration de son mandat, pour installer un tandem Lissner/Millepied d’où le partenaire qui allait tout changer à la danse s’est lui même aussitôt dégagé. On précisera que contre toute coutume, Joel éjecté n’a pas demandé d’indemnités de rupture de contrat. Il se gardait le point d’honneur de ne pas diminuer le pactole qu’il laissait au tandem qu’on a dit. Exemplaire... Un Monsieur irréprochable à la tête d’une institution qui ne l’est pas.
Si je pleure ainsi Nicolas, c’est que je l’ai vu naître, et grandir, et s’épanouir, ne négligeant aucune étape. À 19 ans il est entré à l’Opéra du Rhin non pas comme assistant metteur en scène, mais assistant régisseur. Il apprenait les métiers du théâtre en commençant par la base. Il avait à ramasser clous et épingles sur le plateau, apprenant à parler l’alsacien des machinistes, qui sont l’âme continue d’un théâtre vivant. Oh, ce n’était pas glamour. Mais c’était apprendre. Résultat : bientôt il devenait assistant (de mise en scène cette fois) de Jean-Pierre Ponnelle pour un cycle Puccini à l’Opéra du Rhin, Lombard dirigeant. Et c’est de Chéreau qu’il était assistant à Bayreuth pour le Ring du centenaire (Boulez conduisant) qui a fait époque. Très vite pour lui les reprises des spectacles Ponnelle à San Francisco lui ouvraient l’Amérique. Le Met de New York suivra, la Scala, Covent Garden avaient précédé. Il avait appris, et il savait ce que diriger une maison d’opéra veut dire. Ce n’est pas une histoire exemplaire, car le cas de figure ne se retrouvera jamais, hélas, d’un patron d’opéra ayant commencé par ramasser des clous sur le plateau. Qui songe encore à savoir ? Qui songe encore à apprendre ? Depuis que l’ENA s’est faite reine de France, le savoir est devenu de droit divin.
Adieu, Nicolas. Je vous connaissais et vous ai suivi du regard depuis 1972. Tout a changé depuis. La vie et le monde de l’opéra sont devenus choses publiquement malsaines. Où allons-nous ? Qui viendra encore de la base, et avec une autorité qu’il s’est acquise lui-même, et qui ne lui vient pas d’un (ou d’une) ministre éphémère ? Adieu l’autorité, adieu la compétence. Mais ils vont tous nous parler d’Art. Ah oui, l’Art !...